Ce pontifical, à l'usage de Sens, a probablement été écrit au début du xve siècle, à l'intention du bibliophile et amateur d'art jean de Montaigu, archevêque de Sens de 1404 à 1415. Les miniatures, commencées à cette époque, ne furent pas terminées: la grande miniature et huit initiales restèrent vierges et d'autres initiales historiées inachevées. Au cours de la seconde moitié du siècle, Simon Marmion fut sollicité pour compléter le travail. Son atelier avait déjà enluminé un autre pontifical (Haarlem, TM, ms. 77) pour David de Bourgogne, évêque d'Utrecht de 1456 à 1496, et fils illégitime de Philippe le Bon.
Il exécuta donc la miniature à pleine page de la Crucifixion illustrant le Canon de la messe (f. 129), folio pour lequel seule la bordure avait été conçue. Un miniaturiste doué de son atelier, connu sous le nom de Second Maître des Grandes Chroniques de France, compléta ou retoucha quelques initiales primitives et réalisa une série d'initiales historiées supplémentaires.
Cette Crucifixion a été longtemps considérée comme la plus belle représentation religieuse des débuts de Marmion. Son riche coloris, sa luminosité radieuse et l'atmosphère délicate qui s'en dégage prouvent l'intervention d'un enlumineur déjà passé maître dans l'art de la peinture de chevalet (même s'il a utilisé ici la technique standard de la tempera sur parche-min). La comparaison avec quelques paysages similaires du Roman de Girart de Roussillon (Vienne, ÖNB, ms. 2549, f. 47 a et 158) exécuté quelques années auparavant pour Philippe le Bon, s'avère particulièrement éloquente. On trouve chez les deux artistes un déroulement de collines basses, des arbres ramassés parfaitement arrondis et de hauts rochers, mais seul Marmion peut dégager la vivacité du détail, la transparence et la luminosité ambiante que l'on trouve dans la Crucifixion. De plus, certains motifs, comme les mains tordues de la Vierge Marie et la Madeleine vue de dos au pied de la croix, sont empruntés a la peinture de chevalet, en particulier à Rogier Van der Weyden et à son atelier. Marmion, en relation avec Tournai dans les années 1460, a pu étudier avec le maître bruxellois au début de sa carrière. Il n'arrivera jamais cependant à intégrer comme lui la Vierge, Marie Madeleine et saint Jean dans un groupe cohérent.
Philippe le Bon, premier possesseur identifié du codex, a pu l'acquérir incomplet dès 1420. Vers 1450, il avait reçu en cadeau de Marmion les magnifiques Grandes Chroniques de France (Saint-Pétersbourg, GPB, ms. Erm. fr. 88). En contrepartie, le duc aurait pu charger l'enlumineur d'achever le Pontifical. Marmion s'est peut-être inspiré alors des paysages du Girart de Roussillon, conservé dans la librairie ducale.
Thomas Kren in Miniatures flamandes 1404-1482,
Editions de la BNF et de la KBR, 2011
Le pontifical est un livre liturgique contenant les rites, prières et cérémonies réservés aux évêques : confirmation, ordination, dédicace des églises, bénédiction des abbés et abbesses, etc. Le superbe exemplaire présenté ici suit l'usage de Sens et pourrait avoir été commandé par l'archevêque sénonais Jean de Montaigu. Membre éminent du parti armagnac, il se prononça en 1411 pour l’excommunication de Jean sans Peur, avant de mourir à Azincourt en 1415. Par une piquante ironie de l’histoire, le Pontifical de Montaigu — s’il en est bien le commanditaire — ira rejoindre les collections du fils de son ennemi bourguignon, Philippe le Bon, par un détour dont on aimerait connaître les détails.
L'histoire de ce manuscrit est complexe : son texte a été copié au début du XV° siècle, peut-être à Sens, puis enluminé en partie, probablement dans la même ville. Les marges et lettres ornées, ainsi que sept miniatures, au début du livre, furent achevées au cours de cette première campagne ; quatre autres initiales ne reçurent alors qu’une décoration secondaire, ainsi qu’un fond muni d’un décor architectural. Le programme d'illustration fut complété vers 1450-1460 par le peintre enlumineur Simon Marmion, le principal miniaturiste hainuyer de son temps, que Jean Lemaire de Belges, relayant le prestige dont jouissait encore l'artiste au XVIe siècle, appela le « Prince d’enluminure ». Marmion créa dix nouvelles compositions dans les emplacements libres : neuf initiales ainsi qu'une grande Crucifixion maintes fois reproduite. Il fut assisté par un proche collaborateur, avec lequel il avait déjà enluminé un manuscrit des Grandes Chroniques de France, conservé à Saint-Pétersbourg (Sankt- Peterburg, RNB, Erm. 88). Ce Second Maître des Grandes Chroniques, un artisan peut-être amiénois, actif au milieu du xv° siècle, fut chargé de terminer les quatre initiales laissées inachevées lors de la première campagne et d’y peindre, sur une composition déjà toute tracée, les personnages manquants, Il retoucha également la miniature du £ 99r. L'enluminure exposée montre un évêque en train de prêcher (fig, 2). Cette composition d’une extraordinaire délicatesse est caractéristique du style de Simon Marmion. C’est assurément l’oeuvre d’un grand peintre, Elle se démarque par l’étonnante finesse de lPexécution et un sens du détail réaliste rare dans la peinture de livre. La touche est d’une grande tactilité et le modelé, réalisé au pinceau par addition de traits microscopiques, confère à la miniature une finition parfaite. Totalement libéré de la contrainte des modèles anciens, qui déterminent encore largement les compositions du second Maître des Grandes Chroniques, Marmion développe ici une vision homogène et moderne de lespace, dans lequel les personnages évoluent avec naturel. Parmi les traits caractéristiques de la manière du peintre, on remarquera cette prédilection marquée pour les effets de transparence des tissus, bien visibles ici dans le surplis du chanoine agenouillé en prière. Il fait écho à celui du prélat présenté par saint Jérôme, dans le panneau de Philadelphie (Philadelphia Museum of Art), de l’acolyte de Guillaume Fillastre dans le Retable de Saint-Bertin (Berlin Staatliche Museen), ou encore à celui de saint Grégoire dans la Mes de ‘Toronto (Aït Gallery of Ontario). Tout comme la Cité de Dieu de saint Augustin (voir cat. n° 1) se pose la question de l’utilité d’un tel livre dans l'éducation d’un jeune prince, en l'occurrence Philippe le Beau. Si l’on voit mal comment le texte aurait pu être utilisé à des fins didactiques, en revanche ses « belles images » représentant les principaux rites épiscopaux — parmi lesquels le sacre des rois — ont pu servir à familiariser le futur souverain avec certaines solennités de la liturgie catholique.
Dominique Vanwijnsberghe, Philippe le Beau (1478-1506), Les trésors du dernier duc de Bourgogne, KBR 2006